Depuis la fin janvier, et pour une bonne douzaine de semaines, c’est le branle-bas au Centre des opérations gouvernementales (COG). La raison de cet état d’alerte : le dégel printanier des rivières qui approche. Basé à Québec et chapeauté par le ministère de la Sécurité publique (MSP), le COG surveille le territoire et coordonne les opérations en cas de situation de crise majeure.
« Chaque année, vers la fin janvier, on démarre une surveillance serrée des rivières les plus à risque d’inondation par embâcle », explique Serge Legaré, conseiller en sécurité civile au COG. À partir des données obtenues du satellite RADARSAT-2, on évalue l’état de leur couvert de glace afin de prévoir où les embâcles risquent d’apparaître. » Sur ses nombreux écrans, les rivières apparaissent comme des rubans aux couleurs vives et variées. À chaque couleur correspond un type de glace. D’un coup d’œil rapide, l’ingénieur a un portrait de la situation. Un outil qui n’existerait pas sans les algorithmes développés au Centre Eau Terre Environnement de l’INRS.
L’Île Enchanteresse perd un peu de son charme au printemps. Cette île, située dans le lit de la rivière Montmorency, fait partie de la municipalité de Sainte-Brigitte-de-Laval. Les habitants de l’île ont encore en mémoire les inondations printanières de 1992. Coincés sur l’île par la montée des eaux, de nombreux habitants ont alors été évacués avec l’aide des hélicoptères des Forces armées canadiennes. Depuis, on surveille la rivière de plus près et l’alerte est lancée à la moindre menace. Les évacuations continuent de se produire (2005, 2008, 2013), mais elles sont plus faciles parce qu’ordonnées avant que le pont devienne impraticable. Toutes les rivières du Québec ne peuvent pas être si étroitement surveillées.
D’où l’utilisation grandissante des images satellites. La professeure Monique Bernier est spécialisée en télédétection au Centre Eau Terre Environnement de l’INRS. C’est au sein de son équipe qu’Yves Gauthier, agent de recherche, a dirigé le développement de l’outil logiciel qui permet au MSP et aux municipalités de déchiffrer rapidement les données qui viennent de l’espace. « Parce que RADARSAT-2 n’a pas de caméra, les données qu’il nous envoie ne sont pas très parlantes au premier coup d’œil, concède-t-il. Avec leurs petits pixels gris, les images ressemblent plus à des échographies qu’à des photos. Il faut un œil habitué pour les interpréter. Le satellite obtient ses données en envoyant des ondes radio vers la Terre et en analysant l’écho qui lui revient. Nous avons donc développé une approche de traitement effectué à l’aide d’un algorithme pour transformer ces images un peu floues en cartes que tout le monde peut comprendre. » Disponibles sur le Web, les cartes de glaces sont à la disposition des municipalités qui, voyant rapidement l’état d’une rivière, décident si elles agissent sur les embâcles ou s’ils elles font évacuer un secteur à risque.
Apprendre à lire la glace
Le fameux algorithme a nécessité plusieurs expéditions sur les rivières gelées. « Au début, vers 2004, se rappelle Yves Gauthier, il nous fallait vérifier sur le terrain ce que signifiaient les images envoyées par le satellite. Nous allions donc sur les rivières pour prendre des photos, observer la glace et y prélever des carottes. [NDLR : Un échantillon d’une certaine longueur] » Pendant ce temps-là, le satellite passait silencieusement à 800 kilomètres au-dessus de leurs têtes en prenant ses clichés radars. De retour au centre, les chercheurs pouvaient ensuite comparer leurs observations aux données livrées par RADARSAT-2 et apprendre à « lire » ses images. « Graduellement, continue l’agent de recherche, nous nous sommes aperçus que la glace blanche, formée de frasil, apparaissait comme des zones plus brillantes sur les images radars, alors que la glace noire, comme celle accrochée aux rives, restait plus sombre. Avec le temps, tout cela s’est raffiné et on a pu reconnaître 4 à 5 classes de glace. » De l’eau libre à la banquise solide, à chaque classe, sa couleur!
Deux facteurs peuvent influencer la quantité d’échos radars que la glace renvoie au satellite. Il y a d’abord la présence de petites bulles d’air dans la glace. Lorsque la glace se forme naturellement en surface d’un plan d’eau par l’action du froid, elle contient normalement assez peu de bulles d’air. On l’appelle glace thermique, ou encore glace noire, car sa grande transparence laisse voir l’obscurité du plan d’eau sous-jacent. Les ondes radars traversent sans problème cette glace sans être réfléchies, c’est pourquoi elle est presque invisible au radar. Par contre, la glace qui se forme dans des remous, aux pieds d’un rapide par exemple, emprisonne une multitude de microbulles d’air. À nos yeux, cette glace opaque paraît très blanche, car les bulles emprisonnées sont comme des billes qui réfléchissent la lumière. Et elles réfléchissent aussi les ondes radars, d’où la grande facilité à les repérer sur les images de RADARSAT-2.
L’autre facteur, c’est la rugosité de la glace. Une glace très lisse, c’est comme un miroir : les ondes radar s’y réfléchissent et partent au loin avec un angle qui ne permet pas au radar de les capter. Par contre, lorsque le couvert de glace est formé d’un amoncèlement de blocs disparates, les arêtes et surfaces chaotiques réfléchissent les ondes radar en tous sens et une partie est retournée vers la source.
Également sous surveillance, le frasil, ces petits cristaux de glace qui se forment souvent en profondeur, est particulièrement menaçant quand il est question d’embâcles printaniers. « Il se forme sous l’eau, dans les remous, explique Yves Gauthier. En s’agglutinant, ces minis morceaux de glace collent sous le couvert de glace déjà en place ou remontent à la surface et peuvent finir par restreindre l’écoulement de l’eau. Heureusement, RADARSAT-2 est assez sensible au frasil. Il le détecte, car il est plein de bulles d’air. »
Un outil vite devenu indispensable
Développé à partir de 2004, l’algorithme a finalement été transféré au MSP en 2010. Pendant l’hiver 2009, alors que l’algorithme était encore en développement, seulement 11 cartes ont été produites, sur cinq rivières. L’hiver dernier, quatre ans plus tard, c’est 134 images qui ont été scrutées durant l’hiver sur une quinzaine de rivières. Au COG, on ne s’en passerait plus. « Pour 2014, ajoute Serge Legaré, nous augmentons la surveillance à une vingtaine de rivières. Nous produirons environ une image par semaine par rivière pendant tout le dégel. »
Et que fait-on lorsqu’une zone à risque est repérée? « Selon l’endroit, on évacue les résidents qui risquent l’inondation ou on envoie un amphibex, cet hydroglisseur équipé d’une pelle mécanique qui peut casser la glace localement et permettre l’écoulement de l’eau. Les images qu’on obtient nous aident aussi pour cela : l’outil nous permet de voir où le bouchon de glace est le moins costaud et où il sera plus facile de créer une brèche. Ça augmente notre efficacité. »
Des prédictions pour le dégel 2014? Les deux hommes s’entendent sur le fait que les grands froids de décembre et janvier dernier ont formé des couverts de glace importants, surtout sur les rivières plus au nord, comme la Matane et la Matapédia en Gaspésie. Ces rivières seront donc surveillées de plus près. « Mais tout dépend de la vitesse du dégel, termine Serge Legaré. Même des rivières moins englacées peuvent s’avérer dangereuses si la fonte des neiges est trop rapide. Et à l’inverse, les cours d’eau avec beaucoup de glace peuvent dégeler sans problème si la fonte se fait graduellement. »
Quoi qu’il en soit, avec cet outil supplémentaire, les autorités québécoises sont mieux équipées que jamais pour voir venir les embâcles et les inondations et tenter de prévenir les dégâts. Bon dégel !