Si vous croisez Karem Chokmani près d’un lac, l’œil fixé sur un hélicoptère téléguidé, n’allez pas en conclure qu’il s’amuse pendant ses heures de travail. Ce professeur en télédétection et en hydrologie au Centre Eau Terre Environnement de l’INRS vient plutôt de mettre sur pied un système de télédétection de pointe, unique au Canada.
Son drone recueillera des données utiles en matière de contrôle de la qualité de l’eau des lacs et des rivières et d’aménagement des zones côtières. Ces données rendront également l’agriculture plus écologique et efficace, en plus de permettre une lecture très fine des couverts neigeux et de glace. Sans compter que les expériences menées avec cet engin volant téléguidé devraient contribuer à mieux se préparer à la nouvelle génération de satellites hyperspectraux lancés d’ici trois ans par les agences spatiales allemande, nippone et américaine.
L’équipe du professeur Chokmani vient de se doter d’une infrastructure de recherche de pointe consistant en un système aéroporté léger de télédétection (SALTH). Financé par la Fondation canadienne pour l’innovation (FCI) et le ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche, de la Science et de la Technologie du Québec (MESRST), le SALTH représente un banc d’essai pour améliorer les caractéristiques techniques des capteurs de type hyperspectral installés à bord des satellites qui seront déployés dans l’espace. Il se compose d’un hélicoptère téléguidé dont le diamètre des pales est de 3 mètres, capable de transporter à son bord deux caméras hyperspectrales et les systèmes d’acquisition, de positionnement et d’enregistrement des données, totalisant environ 11 kilos. Ce type d’imagerie mesure simultanément le rayonnement dans plus de 200 bandes très étroites (moins de 10 nanomètres). Contrairement aux images fournies par les satellites multispectraux actuellement en service (moins de 10 bandes), les données hyperspectrales, qui couvrent la gamme spectrale 400 nm à 2 500 nm, sont en continu. Autrement dit, on pourrait les comparer à une large baie vitrée, contrairement à un mur ponctué de quelques fentes verticales dans le cas des images satellitaires classiques. Cette technologie confère un avantage indéniable pour observer de façon très précise certains phénomènes environnementaux.
Karem Chokmani a opté pour un hélicoptère sans pilote Rotomotion SR100 plutôt qu’un avion à ailes fixes puisqu’il décolle et atterri très facilement, tout en restant en vol stationnaire au-dessus de la zone étudiée, que ce soit un lac, un champ de maïs ou une forêt. L’Institut national d’optique (INO) à Québec, à qui le professeur Chokmani a fait appel, se chargera de l’intégration de toutes les composantes du SALTH.
Halte aux algues bleues
« Jusqu’à présent, la résolution spectrale disponible sur les satellites multispectraux ne permet pas de faire la distinction entre le pigment de la chlorophylle, que l’on retrouve dans les algues bleues ou les végétaux, mentionne le chercheur. Mais en utilisant les images acquises par le SALTH , on pourra observer, suivre l’évolution au quotidien et avec une grande netteté, l’éclosion et le développement des fleurs d’eau d’algues bleues, même loin des berges, par exemple dans la baie Missisquoi, en Montérégie. »
Les données que recueillera le drone serviront ensuite à cartographier l’étendue des fleurs d’eau d’algues. C’est là qu’entre en scène l’algorithme développé par Anas El Alem, étudiant au doctorat en sciences de l’eau à l’INRS sous la direction du professeur Chokmani et la codirection d’Isabelle Laurion, elle-même professeure au Centre Eau Terre Environnement et spécialiste en écologie aquatique et biooptique. Pour le moment, son algorithme permet de produire la cartographie quotidienne de la concentration de la chlorophylle dans les petits et moyens lacs du Québec dans une résolution spatiale de 250 mètres en exploitant les données satellitaires actuellement disponibles, et il continue de le perfectionner. Grâce aux données tirées de l’utilisation du SALTH, les chercheurs spécialisés en ressources naturelles et en observation de la Terre vont pouvoir affiner la détection des algues, et contribuer ainsi à une meilleure conception des futurs algorithmes satellitaires.
Des champs de patates passés au peigne fin
Une autre application directe du SALTH consistera à promouvoir de bonnes pratiques agricoles respectueuses de l’environnement grâce aux techniques de l’agriculture de précision, dont le credo est « la bonne dose au bon endroit et au bon moment », comme dans le cas de la culture des pommes de terre, une industrie importante au Québec. Il faut savoir qu’actuellement la moitié de l’azote que les producteurs ajoutent pour la croissance des tubercules, exposée au lessivage par les eaux de pluies, rend la fertilisation trop coûteuse pour les agriculteurs. De plus, les écosystèmes aquatiques voisins des champs se trouvent pollués par l’azote, ce qui favorise la croissance d’algues vertes nocives pour les poissons, notamment. Pour solutionner ce problème, le professeur Chokmani mène un projet de recherche en collaboration avec Athyna Cambouris, chercheure aux Laboratoires de pédologie et d’agriculture de précision d’Agriculture et Agroalimentaire Canada, et Thomas Morier, étudiant à la maîtrise en sciences de l’eau à l’INRS. Ce projet vise le développement d’une méthodologie opérationnelle de la gestion intrasaisonnière de la fertilisation azotée de la pomme de terre à l’aide de la télédétection hyperspectrale. À terme, on espère qu’avec le drone, les chercheurs pourront enregistrer des données à partir du rayonnement électromagnétique dans certaines longueurs d’onde du plant de pomme de terre. Une fois traduit en images, ce signal permettra de visualiser quels sont les plants qui ont vraiment besoin d’un apport en azote supplémentaire. « Imaginez, on peut produire une carte des plants en stress azoté et l’introduire dans le GPS du tracteur qui passe dans les rangs pour fertiliser. L’agriculteur adapte alors exactement la dose nécessaire d’azote selon les zones de son champ », s’enthousiasme le professeur.
La neige et la glace n’auront plus de secrets
Les différentes utilisations possibles des informations collectées grâce aux caméras du drone placent cette infrastructure dans une niche de recherche et de développement inexploitée. C’est le cas, par exemple, de l’étude de la cryosphère – les eaux sous forme solide, soit la neige et la glace –, qui se limite actuellement à la présence ou non de neige dans une zone donnée. En variant les angles de vue et en affinant les informations sur la taille des grains de neige, l’état de son vieillissement, sa densité, le SALTH permettra d’approfondir l’analyse des ressources en eau. « Pouvoir anticiper la quantité d’eau libérée lors de la fonte, c’est comme découvrir le Saint-Graal! », s’exclame Karem Chokmani. En effet, grâce aux données de qualité inédite fournies par cette infrastructure volante, il deviendra plus facile pour les hydrologues de calculer les réserves en eau, d’anticiper les fontes, les crues et leurs effets sur les barrages hydroélectriques. Des données très précieuses qui font du SALTH un appareil sophistiqué au service de l’environnement. Comme quoi observer les déplacements aériens d’un hélicoptère téléguidé est à mille lieues du simple divertissement. ♦