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La scientométrie, cet art de mesurer le concept d’innovation

Publié par Joël Leblanc

14 février 2012

( Mise à jour : 20 juillet 2020 )

Chercheur pluridisciplinaire et professeur au Centre Urbanisation Culture Société de l’INRS, Benoît Godin creuse l’histoire des concepts et tente de comprendre l’évolution de leur signification. Le vocable « innovation » attire particulièrement son attention. En effet, alors qu’ils étaient plutôt mal vus pendant des siècles, les innovateurs sont maintenant prisés de notre société, particulièrement dans le domaine de la science et de la technologie.

 

Au Moyen Âge, les innovateurs étaient chassés comme des hérétiques. « Innovateur était un terme accusateur qui désignaient ceux qui tentaient de modifier l’ordre établi, notamment celui de l’Église et du pouvoir politique, clarifie Benoît Godin. Ce n’est que tout récemment qu’il a pris la connotation positive qu’on lui connaît, en particulier depuis la révolution industrielle. »

 

Mesurer la science

Établi sur les bords du fleuve dans le comté de Portneuf, l’homme à l’éternel chapeau — qu’il avait d’ailleurs malheureusement oublié le jour lors de la séance photo —, partage son temps entre ses bureaux de Montréal et Québec. Formé en sciences politiques à l’Université Laval, puis en études pluridisciplinaires sur la science à l’Université de Sussex en Angleterre, Benoît Godin s’est joint à l’INRS en 1992, où il s’est d’abord attelé aux statistiques sur la science, la technologie et l’innovation : « Je me suis intéressé à la “ scientométrie ”, la mesure et l’analyse de l’activité scientifique, explique-t-il. Combien d’argent est investi en science dans une société donnée? Qu’est-ce qui est produit avec cet argent? Combien de publications, de brevets? Quels sont les impacts sur la société? ».

 

Après une dizaine d’années à explorer le sujet, M. Godin s’est intéressé de plus en plus à l’aspect historique de cette scientométrie. « C’est dans la deuxième moitié du XIXe siècle qu’on repère les premières mesures de la science, expose-t-il. Ce sont des scientifiques eux-mêmes qui ont commencé à mesurer leur propre science et une des motivations premières était l’eugénisme, la doctrine selon laquelle on pourrait rendre les populations plus intelligentes à l’aide de différents programmes. À l’époque, on voyait les scientifiques comme une élite nécessaire à l’épanouissement d’une société. Mais comme les scientifiques se reproduisaient peu (ou faisaient peu d’enfants), qu’ils transmettaient donc peu leur savoir, on s’inquiétait que la société devienne de moins en moins savante. » Ainsi, les premières statistiques compilaient le nombre d’enfants de scientifiques, leurs chemins de vie ou leur prédisposition à faire carrière dans le domaine de la science.

 

Puis, au milieu des années 50, les gouvernements commencent à mesurer la science afin d’évaluer les résultats de leurs investissements. La scientométrie devient alors plutôt comptable, comparant les sommes investies aux résultats obtenus en termes de publications, de brevets, d’innovation. « De ces études, qui ont duré une dizaine d’années, m’est venu un intérêt pour les concepts, notamment celui d’innovation. “ Innovation ” est sur toutes les lèvres. Mais quelle innovation? J’ai voulu connaître l’histoire de ce concept d’innovation et mes recherches m’ont amené à la Renaissance », raconte Benoît Godin.

 

L’histoire mouvante d’un concept

Chez les philosophes grecs, puis chez les Romains, le concept est utilisé dans le cadre de discours sur les gouvernements et les changements de constitutions politiques. C’est dans le contexte religieux de la réforme anglicane qu’« innovation » est intégré au vocabulaire quotidien, où il a une connotation essentiellement politique et négative : « Par exemple, en 1548, le roi Edouard VI d’Angleterre émet un décret royal où il interdit l’innovation, alors définie comme l’introduction d’un changement dans l’ordre établi, relate Benoît Godin. Rapidement, le concept en vient à être associé à la violence, aux révolutions, et cette connotation négative durera jusqu’au XIXe siècle. L’innovateur est un déviant, y compris dans les domaines scientifique, industriel, technologique et social. »

 

C’est en étudiant plusieurs centaines de documents remontant aussi loin que la Renaissance que Benoît Godin a pu tracer le portrait de cette évolution du concept d’innovation. En l’absence d’écrits théoriques sur l’innovation avant le XXe siècle, il a dû fouiller les pamphlets de tous genres, plusieurs étant de nature anonyme. On y apprend que les premières mentions relativement positives de l’innovation font leur apparition dans la foulée de la Révolution française, en 1789, où le changement est nécessairement vu comme positif, voire utile : « Puis, c’est au cours des cinquante dernières années que le concept est devenu idéologie, explique le chercheur. Ceux-là mêmes qui l’avaient contesté auparavant, les gouvernements, l’élèvent maintenant en vertu : l’innovation, entendons l’innovation technologique, devient un instrument de la politique économique. » Aujourd’hui, l’innovation est presque technologique par défaut. « Si on pose la question, souligne Benoît Godin, 95 % des gens vous diront que l’innovation est du domaine de la science et de la technologie, alors qu’elle peut très bien être artistique, politique, sociale ou littéraire. Et tout cela n’est pas que théorique : mieux comprendre le concept d’innovation et son évolution apporte un éclairage nouveau, et sert autant les chercheurs s’intéressant à l’innovation que les décideurs de nos politiques publiques. » ♦

 

 

PHOTO :// C’est au Morrin Center, centre culturel et site historique campé en plein cœur du Vieux-Québec, que le professeur Benoît Godin s’est prêté au jeu du photographe. Témoin de célèbres épisodes de l’histoire de la Ville de Québec, le Morrin Center est un joyau méconnu; on peut y visiter les vestiges d’une des plus anciennes prisons au Canada. Lieu de transmission des savoirs, le Morrin Center abrite une impressionnante collection de livres anciens en anglais. C’est d’ailleurs sur la mezzazine, où logent des documents rares, que Benoît Godin a été photographié. À ce propos, l’INRS remercie la direction de son accueil chaleureux.

 


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